La Guinness blonde dont personne ne se souvient

Quand Guinness a vu la vie en blonde

Tout part d’un souvenir. Une publicité oubliée, une canette dorée, et une marque qu’on n’imagine que noire. À l’occasion de la sortie de la série House of Guinness, qui retrace les heures glorieuses de la brasserie de St. James’s Gate, ressurgit une histoire étonnante : celle d’une Guinness… blonde.
Guinness Enigma, lancée en 1995, fut l’une des expériences les plus audacieuses… et les plus éphémères, du géant irlandais.

Une actualité qui réveille la mémoire

La série House of Guinness remet en lumière le mythe d’une marque forgée dans la tourbe et la tradition. Mais dans les archives marketing du groupe, un autre visage apparaît : celui d’un brasseur prêt à rompre avec la couleur symbole de son succès.
Au milieu des années 90, le marché britannique des bières s’anime. Les lagers “premium” se multiplient, les innovations de canettes à azote séduisent un public jeune, et Guinness veut montrer qu’elle sait parler une langue plus moderne.

C’est dans ce contexte qu’apparaît Enigma, une lager dorée, douce et pétillante, à l’opposé du caractère torréfié et dense de la Guinness Draught. Avec son slogan, “A lager born of genius”, la marque espère conquérir un nouveau territoire sans renier son prestige.

Le projet séduit sur le papier. Les équipes marketing y voient une manière de rajeunir l’image d’une maison souvent perçue comme trop sérieuse. Guinness Enigma est née avec l’ambition d’être le chaînon doré entre la tradition et l’innovation.

Guinness Enigma, une curiosité née des années 90

Le lancement d’Enigma, en avril 1995, bénéficie d’un budget publicitaire record : 4,4 millions de livres sterling. Publicis signe la campagne, qui s’inscrit dans la lignée des publicités conceptuelles déjà célèbres de Guinness.
Le produit, lui, innove aussi : une lager à 5 % d’alcool, équipée du même “widget” que la Guinness Draught — ce petit dispositif logé dans la canette pour recréer la mousse parfaite.

Tout semblait réuni pour une nouvelle success story. Pourtant, à peine trois ans plus tard, la bière avait disparu des rayons. La suite de l’histoire montre que l’énigme n’était pas seulement dans son nom.

La promesse dorée et l’étrange publicité

Guinness Enigma voulait faire la différence. Et elle l’a faite, au point de désorienter son propre public.

Une campagne surréaliste signée Publicis

La publicité d’Enigma, baptisée “The Surreal Thing”, s’ouvre sur des images désertiques, presque hallucinées. Un homme avance au ralenti dans un monde mouvant, métaphore visuelle d’une “lager née du génie”. Le film, soigné et mystérieux avec un clin d’œil assumé à Dali, tranche radicalement avec le ton chaleureux des pubs Guinness traditionnelles.

Cette campagne visait un public plus jeune, amateur de design et de singularité. On est alors dans les années 90 et les clips musicaux de tous genres font flores. L’objectif était de rendre Guinness “cool” sans la dénaturer, une mission difficile. L’esthétique, audacieuse mais hermétique, intrigue autant qu’elle désoriente.
Les critiques de l’époque saluent la beauté du spot, mais questionnent sa lisibilité : “Sommes-nous toujours chez Guinness ?” écrivait un chroniqueur du Marketing Week en 1996.

L’audace artistique ne suffit pas. Sur les étagères, la canette dorée peine à se faire une place à côté des références plus identifiables comme Kronenbourg ou Stella Artois.

Une énigme de positionnement

Les chiffres confirment la dérive. Après un bon départ (2,4 % du marché des lagers premium), les ventes s’essoufflent. En moins d’un an, elles chutent à 1,7 %. Les détaillants commencent à réduire les commandes.
La baisse du prix de vente finit d’effacer l’image “premium” de la bière, et Enigma se retrouve dans un entre-deux : trop sophistiquée pour les amateurs de lager, trop légère pour les fidèles de la stout.

En 1998, après la fusion de Guinness et Grand Metropolitan, la nouvelle entité Diageo décide de recentrer sa stratégie sur ses produits phares. Gary Matthews, directeur de Guinness GB, annonce alors que la marque se concentrera sur “les bières qui incarnent son héritage”. Enigma disparaît discrètement du catalogue, comme un rêve un peu trop doré.

La transition s’opère sans tapage, mais laisse derrière elle une trace durable : l’idée que Guinness avait osé franchir ses propres frontières, même brièvement.

Le fantôme doré et la mémoire Guinness

L’histoire d’Enigma n’est pas seulement celle d’un échec commercial. C’est celle d’une marque qui a tenté, une fois, de voir la vie autrement.

Les traces retrouvées

Aujourd’hui, quelques collectionneurs conservent précieusement les rares canettes d’Enigma. Sur les forums et sites de collection, on trouve des clichés de 440 mL estampillées “Draught Lager Brewed in Great Britain – 1996”.
Ces reliques brassicoles racontent une époque où l’expérimentation primait sur la prudence. Les publicités surréalistes circulent encore sur YouTube, témoins d’un instant suspendu où Guinness cherchait à se réinventer sans renier son histoire.

Les amateurs d’archives y voient un parallèle avec l’évolution récente du groupe : Guinness 0.0, Guinness Coffee Stout, collaborations avec des brasseries artisanales. Le fantôme d’Enigma plane encore sur ces innovations contemporaines.

Une énigme toujours vivante

House of Guinness, avec sa relecture romancée de la saga familiale et industrielle, remet en perspective le parcours du brasseur. En revisitant les succès et les zones d’ombre, la série rappelle que l’audace a toujours été inscrite dans l’ADN de Guinness.

Enigma, malgré son échec, symbolise cette audace. Elle fut une parenthèse dorée dans une histoire noire d’encre et de malt. Une tentative sincère, peut-être maladroite, mais résolument moderne dans son ambition de mélange des styles.

Aujourd’hui, lorsqu’on évoque la marque, peu se souviennent de cette bière. Pourtant, son existence raconte quelque chose d’universel : la tentation d’éclairer la tradition d’une lumière nouvelle.
Et quelque part, entre une canette poussiéreuse et un spot publicitaire oublié, Guinness Enigma continue d’interroger — comme une gorgée de mystère dans un verre de mémoire.

Sources

Marketing Week (1995–1998)
Série d’articles contemporains sur le lancement et le retrait de Guinness Enigma.
“Guinness brands showing the strain” (1996) : analyse de la campagne Publicis et des parts de marché initiales.
“Guinness axes failing Enigma” (1998) : confirmation officielle de l’arrêt du produit après la fusion Guinness–Grand Metropolitan.

VinePair, “A Beer Named Enigma” (2023)
Rétrospective moderne sur cette lager oubliée, avec détails techniques (5 % ABV, usage du widget) et contexte du marché britannique des années 90.

CanMuseum (1996)
Archives visuelles de collectionneurs : canettes 440 mL estampillées Guinness Enigma – Draught Lager Brewed in Great Britain.
Ces images permettent de documenter la charte graphique et l’identité visuelle du produit.

Publicité “The Surreal Thing” (1995)
Campagne télévisée conçue par Publicis Londres, disponible en versions restaurées sur YouTube.
Référence clé pour comprendre la dimension artistique et surréaliste du lancement.

Marketing Week Interviews / Gary Matthews (1998)
Déclarations du directeur de Guinness GB expliquant la stratégie de recentrage sur la stout, mentionnant la part de 85 % du chiffre d’affaires issue de la gamme traditionnelle.

Reddit / Forums de collectionneurs (2010–2024)
Discussions et témoignages d’amateurs sur la rareté des canettes Enigma, photos d’époque, souvenirs de dégustation.
Ces échanges offrent un éclairage humain sur la réception réelle du produit.

Diageo Corporate Archives / Guinness Heritage Collection
Références internes citées dans plusieurs publications sur les expérimentations de la marque avant la création du groupe Diageo (1997).

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