Pierre-Olivier Bussières, chroniqueur pigiste et surtout rédacteur prolifique du site Le temps d’une bière et observateur pointu de la bière au Québec nous fait le plaisir de venir parler la bière dans la belle province.

Si le Québec est surtout connu en France pour son accent, sa poutine et son hiver sans pitié, la fameuse province canadienne est aussi, de plus en plus, une place forte de la bière artisanale. La “belle province” est devenu, en quelque sorte, un lieu de pèlerinage des amateurs de microbrasserie.
Avec sa position géopolitique unique en son genre, le Québec brasse les traditions françaises, anglaises et américaines au plus grand plaisir des amateurs de bière artisanale. Avec plus de 300 brasseries indépendantes, la province est aussi devenue un lieu de pèlerinage obligatoire des brasseries françaises et belges en quête de renouveau.
Boire en Nouvelle-France
Comme dit le fameux adage québécois, il ne faut pas la tête à Papineau pour comprendre pourquoi le Québec est tombé si amoureusement dans le baril.
Les premiers colons français ont bien voulu y implanter des vignobles, mais les conditions climatiques largement défavorables se prêtaient bien mal à l’essor de la vigne. Les quelques malheureuses plantations développées au 18e siècle fournissaient du vin de messe décrit généreusement comme étant, dans le meilleur des cas, correct ou passable. Pour arroser les soirées froides, on se résout alors à trois options : le vin importé, la petite bière et la bière d’épinette ou le “bouillon”, une ale faite maison à la bonne franquette dans un chaudron…pour ceux qui peuvent se le permettre.
Qu’à cela ne tienne, l’intendant Jean Talon voit grand et loin. Tout fraîchement débarqué de la France en 1665, fort du soutien personnel du roi Louis XIV, Talon rêve d’une brasserie capable d’absorber les surplus de la Terre et d’exporter des milliers de barriques jusqu’aux Antilles. Sa brasserie, installée près des Plaines d’Abraham à Québec, ouvre officiellement les portes en 1671. Dix ans plus tard, le bâtiment ferme ses portes, faute d’intérêt public. Les colons – ou Habitants – préfèrent encore importer le vin. Ou peut-être est-ce l’ampleur ridicule du projet face à la toute petite population de la colonie au 17e siècle?
Quoi qu’il en soit, la bière se répand dans les gobelets avec l’apparition de tavernes, bars et cabarets. Mais rien n’aidera autant leur expansion qu’une armée de marins britanniques logés en permanence dans les remparts de Québec après la guerre de conquête, en 1763. Après la longue guerre de sept ans, le Québec est désormais un territoire anglais. Le savoir-faire brassicole britannique – et l’argent des financiers anglais – fait exploser la production brassicole.
Beaucoup plus tard, après l’erreur de la prohibition américaine, le Québec est comme tout le territoire américain lessivé par de grandes brasseries commerciales qui amassent des fortunes au prix de diluer la bière jusqu’au plus grand dénominateur commun. C’est là qu’en 1984, quelques brasseurs amateurs répondent à l’appel de la nostalgie en proposant des bières houblonnées…comme dans le bon vieux temps. Vers 1990, le Québec compte déjà une dizaine de microbrasseries. En 2005, on en compte déjà plus d’une centaine.
Entre l’Angleterre, la Belgique et les États-Unis
Deux brasseries historiques montrent pleinement la position unique dans le paysage brassicole au Québec : Unibroue et le Lion d’Or. Si la première brasserie doit son succès à la popularisation de la bière belge de blé, la seconde est fondée par des professeurs de L’Université de Bishop en mal de bière de cask comme on en trouve partout en Angleterre. Sous la gouverne d’André Dion, Unibroue ouvre la voie aux microbrasseries en associant l’histoire et le folklore québécois à ses bières belges fortes en alcool, coriaces de corps et rebelles en esprit.
La brasserie est rachetée par Sleeman, laquelle est immédiatement rachetée par Sapporo, devenant un succès international. De son côté, la modeste brasserie du pub Lion D’Or, continue de perfectionner ses recettes, comme la Lion’s Pride, une lager éminemment pintable brassée continuellement depuis 25 ans. Mais en entrevue pour le Temps d’une Bière, le propriétaire de l’établissement se défendait bien de brasser la bière la plus populaire de son époque : la IPA.
Québec, terre du houblon explosif
D’après un sondage du Temps d’une Bière, la India Pale Ale – IPA pour les intimes – ainsi que sa déclinaison de la Côte Est (NEIPA) constituaient le style favori des Québécois, une tendance qui ne fait qu’augmenter. Il suffit de regarder quelques centaines de kilomètres au sud de la frontière pour comprendre. C’est en Nouvelle Angleterre que s’enracine la drôle d’idée de relancer, en version américaine bien plus épique, les grands classiques de l’Europe. L’État du Vermont, véritable Mecque des bières artisanales américaines, voit apparaître la IPA dans les années 1990, une mode qui prend de plein fouet le Québec dès les années 2000, avec notamment les Brasseries du Bas Canada, Messorem, Noctem et bien d’autres.

La boréalité comme repère
Brasser au Québec, c’est aussi mélanger des saveurs d’ici et d’ailleurs. Martin Thibault, auteur des Saveurs Gastronomiques de la Bière, résume ainsi l’amour québécois pour la bière hybride : “Les pays nordiques comme le nôtre regorgent d’ingrédients qui peuvent colorer et parfumer la bière. Depuis des siècles d’ailleurs, le myrique baumier, l’achillée millefeuille et le genévrier commun, par exemple, font partie de recettes de bières produites autant en Scandinavie que dans les pays baltes et les îles du Royaume-Uni.” Brasser au Québec, c’est aussi importer du houblon fort en notes tropicales des États-Unis, mélangé avec une bonne dose de houblon local, pour faire des IPA de la côte Est. À ce titre, plusieurs microbrasseries se targuent de concocter une bière forestière, tel que Les Brasseurs de Montréal et Boréale.

La bière comme nouveau terroir liquide
Ce qui fait la force du nectar houblonné au Québec tient surtout au lien entre la communauté et le breuvage. Dans le sillon d’Unibroue qui surfa abondamment sur le courant nationaliste du Québec à l’heure des référendums pour l’indépendance, nombreuses brasseries ont fait le pari de rester local et d’abreuver d’abord leur communauté. Ainsi, plus de 80% des brasseries ont une production de moins de 2000 hectolitres, dont le tiers “en région”. C’est-à-dire loin des grandes villes. Dans bien des villages, la microbrasserie a remplacé le perron d’Église en devenant le carrefour obligé des réunions, des événements spéciaux, et de l’intérêt public.
Cette fierté tirée des racines a contribué à la montée des fermes brassicoles, à l’image de La Ferme – Brasserie Rurale, La Chouape, la Terre à Boire et le Domaine Berthiaume, qui font pousser la majorité de leurs ingrédients chez eux, mélangeant dans leur portfolio Terre et Bière.
Entre identité et avenir
Le Québec n’est pas à l’abri des vents contraires. Dans une province où un tiers des restaurants n’ont pas renouvelé leur licence après COVID, la facture moyenne de bière de microbrasserie a baissé d’au moins 20% depuis 2022. Les jeunes, plus soucieux de leur santé et plus équipés en options légales pour s’altérer l’esprit, consomment beaucoup moins qu’avant. Les jeunes de moins de 25 ans devraient boire douze fois plus pour égaler l’ancienne consommation de leurs parents, trente ans plus tôt.
Malgré tout, quelques solutions sont déjà bien en vue. Les microbrasseries misent de plus en plus sur les partenariats pour engager des super représentants en misant sur des offres complémentaires pour éviter de se cannibaliser en distribution. Certains styles aident aussi à gagner la sympathie des buveurs commerciaux : pensons à la bière blonde classique, la pilsner qui revient en vogue et les fameuses rousses.
Enfin, la location des équipements pour le brassage, de même que le brassage corporatif, offrent aussi des avenues financières d’appoint. Mais le plus important reste, au Québec, comme en France, de rejoindre le buveur dans son monde à lui ou à elle avec une expérience de broue chaleureuse et authentique.
A propos de l’auteur :
Pierre-Olivier Bussières : chroniqueur pigiste et analyste de risque, Pierre s’intéresse aux marchés de l’alcool et aux technologies disruptives. Il a notamment écrit pour Global Risk Insights, the Diplomate, La Montagne des Dieux, Diplomatie, Reflets et Impact Campus.